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Lettre au Canard Enchaîné

à l'intention de Erik Emptaz

Messieurs,

Journaliste free-lance étranger à Paris et habitué à ce que vous ne soyiez ni partiels ni biaisés dans le choix de vos cibles lors de mes lectures du Canard Enchaîné, je suis plutôt déçu que vous semblez toujours laisser le champ libre à un cible de choix, à savoir ceux qui participent aux manifestations pacifistes dans les rues des villes occidentales.

Si vous avez enfoncé (avec raison) les politiciens qui essaient de récupérer ces derniers, vous n'avez à aucun moment, il me semble, mis en question, ne fût-ce partiellement, leurs bonnes intentions ou la véracité de leur discours, que ce soit celles des simples manifestants ou celles des gouvernements de Chirac et Schröder.

Si vous fustigez les propos pro-guerre de Bush et ses compères, vous n'en faites rien pour les prétentions du camp "de la paix", qui est de prétendre que s'ils sont couronnés de succès, leurs efforts vont inévitablement entraîner un ère de paix, que l'ennemi principal de celle-ci (la paix) est invariablement Washington, et que c'est l'Oncle Sam qu'il convient de museler. Toutes ces affirmations, vous semblez les accepter sans le moindre haussement de sourcil.

Pis. Dans votre numéro du 5 mars 2003 ("Les hommes, les vrais"), vous utilisez le 50ème anniversaire de la mort de Staline pour le comparer avec… George W Bush (tout en ironisant sur les Est-Européens et en suggérant que ses alliés ["El Señor de la guerre"] ne peuvent être que des fascistes)! Mon propos n'est certainement pas de louer Dobeulyiou, mais si on laisse Bernard Thomas comparer W. et les citoyens de Midland (sa ville natale) avec l'un des plus grands tyrans sanguinaires de l'Histoire, je crains que vous ne commenciez à perdre quelque peu — comme certains pacifistes auto-proclamés, d'ailleurs — les notions de la réalité.

Si vous vouliez à tout prix faire un parallèle entre l'époque du petit père des peuples et la nôtre, il aurait été tout à fait approprié pour le journaliste d'écrire un papier sur les manifestants d'aujourd'hui en les comparant à leurs "ancêtres" d'il y a un demi-siècle. Il aurait pu tirer les conclusions suivantes :

• Déjà dans les années 1950, les manifestants dénonçaient Washington et l'accusaient d'être le principal danger pour la paix et d'attiser la guerre — déjà, les Yankees risquaient la troisième guerre mondiale! — et ne soufflaient mot sur leur adversaire (Moscou), dont le régime devait sans doute partager les désirs universels du reste du monde pour la paix ou, en tout cas, pour un ordre mondial assez bien équilibré.

• Déjà dans les années 1950, les manifestants traitaient les Américains de (néo-)fascistes et leurs alliés de pantins, en comparant le président (Eisenhower) à Hitler (quoique pas, comme Bernard Thomas, à Staline).

• Déjà dans les années 1950, on prêtait toutes sortes de qualités néfastes, sournois, et psychologiquement négatifs aux Américains — paranoïa, anti-communisme primaire, bellicisme, logique de guerre, amour du dollar, volontés de (néo-)impérialisme, (néo-)colonialisme, (néo-)fascisme (bien évidemment), etc — qu'il convenait à tout prix de dénoncer, ridiculiser, et combattre. Pendant ce temps, le Kremlin envahissait l'Europe de l'Est et s'activait à tuer des dizaines de millions de citoyens. (Est-ce si étonnant, dès lors, que les Polonais, Tchèques, et autres Est-Européens se montrent sceptiques — un sceptisme que des sceptiques comme vous pourriez partager de temps en temps — devant les manoeuvres françaises et et allemandes "en faveur de la paix"?)

• Déjà dans les années 1950, les manifestants fustigeaient la culture américaine — y compris la peine de mort (cf. les Rosenberg) — et ne soufflaient mot sur, ou minimisaient, les barbaries dans le reste du monde, par exemple celles de Staline, qui, comme nous venons de le voir, était en train d'occire son peuple par dizaines de millions (de nos jours, on peut nommer le Rwanda, la Yougoslavie, le Congo, etc, qui, comme l'URSS, n'ont jamais poussé les masses d'activistes "compassionnels" d'aller manifester "pour la paix" dans les rues occidentales). Au moins le petit père des peuples n'avait pas engendré ces fléaux terribles que sont Hollywood et le Coca-Cola!

• On peut monter moins loin dans le passé : dans les années 1980, les pacifistes fustigeaient Washington et les Pershing américains, tout en supprimant toute mention de Moscou et des SS-19 soviétiques qui se dressaient par centaines en Europe de l'Est.

• On peut aussi monter plus loin dans le passé : dans les années 1930, selon Denis MacShane, ministre britannique des affaires européennes pendant la seconde guerre du Golfe (dans Le Monde du 26 février [2003]), on comptait "une opinion publique antiguerre beaucoup plus forte qu'aujourd'hui, avec 12 millions de Britanniques qui avaient signé une pétition pour la paix, qui a été envoyée à Hitler!"

Vous auriez peut-être pu conclure que le moins qu'on puisse dire, c'est que certains de ces militants (d'hier) se sont parfois trompés de cible (et d'alliés), qu'ils ont parfois fait d'une taupinière une montagne, et que peut-être certains d'entre eux souffraient parfois de myopie et d'anti-américanisme débilitante. Et que le risque existe peut-être que certains militants (d'aujourd'hui) ont hérité de cette myopie.

Salutations sincères


© Erik Svane

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