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L'Amérique du Mal, obsession française

La cause de l'anti-américanisme poursuit allégrement sa route, dénigrant systématiquement ce peuple comme des êtres irréfléchis, irresponsables, fourbes, et superstitieux, et la politique de Washington comme étant la cause principale de la plupart des problèmes du monde.

Typique, le point de vue du chroniqueur Bertrand Le Gendre ("Axe du Mal, obsession américaine"), qui évoquait dans Le Monde (du 11 avril 2002) tout à tour les Communistes, l'Irak, l'Iran, la Corée du Nord, etc, comme preuves de la tendance historique, et irrationelle, des Americains à se chercher des ennemis à tout prix. Il est malheureux que ceux qui se moquent ainsi aient oublié une cible de choix de cette "obsession américaine", à savoir la dictature nazie. Sans doute est-ce parce que le régime de Hitler est un exemple évident de « Mal » qu'on le laisse de côté, justement.

Mais pourquoi l'est-il? Sans doute les 6 millions de morts dans les camps de concentration y sont-ils pour quelque chose? Mais que faut-il dire des sbires de Lénine, Staline, et Mao, alors? D'après Le Livre Noir du Communisme, les régimes communistes sont responsables de pas moins de 80 à 100 millions d'êtres humains, ce qui est plus de 10 fois le chiffre des Nazis. Quant à Saddam Hussein, Kim Jong-Il, et les ayatollahs de Téhéran, je crois qu'on peut sans exagération aucune avancer qu'ils sont responsables pour la perte d'au moins des dizaines de milliers de vies chacun et cela, sans compter les guerres auxquelles ils se sont livrés.

Pour une section de l'opinion française aujourd'hui, ces crimes semblent être moins des atrocités en soi, que du tapage sans grande conséquence qui sert de prétexte scandaleux aux réactionnaires aveuglés du Pentagone pour intervenir à l'étranger. Car un peu de compréhension pour ces régimes aurait arrangé, ou arrangerait, les choses, n'est-ce pas — après tout, il ne sont pas obsédés par le « Mal », eux — et toute méfiance à leur égard ne peut donc être attribué qu'à de la paranoïa. Et si la violence ne résout rien, la dialogue, idéalisée à souhait, résout tout (comme l'a si bien démontré Slobodan Milosevic en Yougoslavie). Mais étant donné que cette intelligentsia française s'insurge pour quelque 500 prisonniers mis à mort dans les couloirs de la mort américains en un quart du siècle, on est en droit de se demander si les accusations de hypocrisie, et de partialité, lancées si souvent à l'encontre de la politique de Washington ne peut s'appliquer à elle aussi.

Le texte de Bertrand Le Gendre évoque ensuite les Indiens et les Noirs. Dans cet enjeu, il doit y avoir un peu de mémoire sélective, car j'avais toujours cru que les Indiens avaient été massacrés par les Européens ; beaucoup de colons qui partaient vers l'Ouest (au lieu de s'installer dans l'Est des USA) n'étaient-ils pas nés dans les régions de Cork, de la Bavière, et de Bretagne? Il me semblait aussi que les Noirs envoyés dans les Amériques l'aient été par des Anglais, des Espagnols, des Portugais, des Hollandais, et des Français pour travailler sur les plantations et dans les mines de leurs colonies (parmi lesquelles ce qui deviendra les futurs États-Unis). Sans doute est-ce plus simple — pour ne pas utiliser l'expression "simpliste" de Hubert Védrine — de mettre tout cela sur le dos des Américains.

Contrairement aux puritains américains, sous-entend le point de vue de Bertrand Le Gendre, les autres peuples n'ont, Dieu merci (si l'on me pardonnera l'expression), jamais été obsédés par le « Mal ». Cela est ô combien rassurant. Ainsi ce n'est donc pas dû à une "culture binaire" que, par exemple, les Belges sous Léopold II se soient rendus coupables de 8 à 10 millions de morts d'Africains au Congo au début du XXe siècle (soit 40 ans après l'abolition de l'esclavage par Abraham Lincoln aux États-Unis), ce qui représente 10 fois plus de morts en une dizaine d'années que d'Indiens tués en Amérique du Nord en deux siècles. Nous voilà rassurés.

Mais une question me vient à l'esprit : comme tout autre Français, comme quasiment tout autre habitant de la Terre doté d'un écran de télévision, comme tout Américain surtout, Bertrand Le Gendre connait le nom des tribus comanche et apache et est au courant de leur destin au 19ème siècle, ne fut-ce à travers la bataille de Little Big Horn qui a du être filmé au moins 10 fois par Hollywood.

Où, je me demande, sont les films belges sur l'aventure coloniale au Congo? Où sont les films allemands sur leur colonie namibienne, dans laquelle l'armée du Kaiser extermina des dizaines de milliers d'hommes, femmes, et enfants héréros, aussi au XXe siècle? (Le nom du peuple héréro et du Général Lothar von Trotha sont quelques peu moins connus, même pour les Allemands, que ceux de la tribu sioux et du Général Custer.) Où sont les films français sur l'une des plus atroces des guerres napoléonniennes, à savoir la tentative de s'emparer de Saint-Domingue pour réduire les Noirs en esclavage, durant laquelle les soldats de l'Empéreur traquaient les Noirs à l'aide de chiens entrainés à les déchirer vifs? (Tiens, alors que la Poste nous inonde de timbres bicentenaires depuis 1989, il n'y a en pas eu, étrangement, sur cette tentative de Napoléon de conquérir cette île des Caraïbes.) Et sinon des films, du moins des documentaires ou des livres?

Je me permets de présumer que la majorité des lecteurs de ce journal n'avaient aucune connaissance des faits sus-nommés avant de les lire sur ces pages, ou tout au plus une connaissance très vague. J'en viens à conclure que si des citoyens de tous pays peuvent évoquer les "obsessions" américaines, c'est avant tout parce que la société américaine est ouverte. C'est vrai, me répondent des Francais parfois d'une voix laconique, il n'y en a pas, de films ou de livres sur de nombreux évènements peu glorieux en Europe, ou alors très peu. Si l'on insiste, on vous répondra que cela n'intéresse personne.

La Version Française du Bien et du Mal

Et pour cause. Je comprends cela tout à fait. Car nous avons mis le doigt dessus, n'est-ce pas? Ces antécédents n'intéressent personne, car les Européens d'aujourd'hui n'ont — pardon, n'auraient — plus rien à voir avec ces excès d'autrefois. Dans la société européenne d'aujourd'hui, les Américains sont définis par ce que l'on considère le plus négatif en eux, et par chaque bavure de leur Histoire, aussi minime fut-elle. Les braves Européens, par comparaison, sont définis par ce qui est le plus positif en eux et de ce fait, ils n'ont rien à voir avec les événements les plus tristes de leur histoire à eux. Le colonialisme? L'impérialisme? L'esclavage? Deux guerres mondiales et l'holocauste? D'innombrables dictatures? Cela a été effectué par des générations qui n'ont rien a voir avec nous. Ou si l'on préfère, les Européens — contrairement aux Américains — ont clairement appris de leur passé. De ce fait, les Européens d'aujourd'hui sont dotés d'une générosité, d'une rationalité, d'une compréhension, d'une convivialité, d'une sagesse, d'une solidarité, d'une valeur, d'un humanisme, et d'une volonté pour la paix sans égaux.

Pousse-t'on un grognement de dégoût quand George W Bush traite le peuple Américain de fondementalement "bon"? Trouve-t'on les Américains d'un conservatisme désespérant? Quand on s'esclaffe que les Américains se considèrent comme "bons", le message sous-entendu n'est-il pas, "Comment les Amerloques peuvent-ils être tellement abrutis de croire une chose pareille, quand c'est l'évidence même que c'est notre conception de la société, à nous Européens, qui est clairement la plus avancée."

Car ceux qui s'offusquent du "messianisme" américain, que l'Amérique "doit porter son message plus haut et plus fort que jamais", n'ajoutent-ils pas dans le même souffle que si on écoutait les sages Européens, on pourrait arriver à établir un ère de paix durable et ouvert à tous?

Que dit le politicien français qui prononce sur un ton de suffisance "Les Américains et nous ne partageons pas les mêmes valeurs"? Il fait peut-être preuve de plus de subtilité que les Américains, mais qu'est-il en train de dire, fondementalement, sinon que les Français, eux, sont "bons". On s'insurge que les Américains voudraient donner des leçons à tout le monde. Que ne font les Européens, Francais en tête, sinon cela, et à tout bout de champ? Dont en premier lieu, aux propres Américains qui, si seulement ils possédaient quelque jugeotte, écouteraient les braves Européens, ces gens qui, dans leur infinie sagesse, ont compris la voie à suivre pour assurer un avenir radieux à l'ensemble de l'humanité (dont en premier lieu, ne pas faire la terrible erreur de s'opposer — en tout cas, pas trop ouvertement — aux dictatures, communistes et autres).

Car les Européens ont découvert à qui il fallait vraiment s'opposer. Contrairement à ce qu'ils laissent entendre, ils ont, eux aussi, des ennemis. Seulement, plus intelligents que le reste du globe, ils ont trouvé où se terrait le "véritable" danger. Et quel est-il, ce danger? Pourrait-on même dire qu'il y ait aussi un "empire du mal" pour les Européens, même s'ils ont la subtilité de ne pas utiliser cette expression, ou des termes religieux? Réfléchissons… Ne serait-ce pas… l'Amérique, justement? Et n'y aurait-il pas un "axe du mal" français, qui serait, mettons, les États-Unis, le capitalisme, et tout ce qu'on appelle réactionnaire?

Car il est faux de dire que les Européens sont des êtres fondementalement conviviaux qui ne se sont pas trouvé des ennemis, évidemment. Ces fléaux terribles ont pour nom les USA, Coca-Cola, McDonald's, Hollywood, et une souris nommée Mickey. Le Front National parvient-il à se forger une place au second tour de l'élection présidentielle? José Bové connait le coupable : "c'est le résultat de vingt ans de néolibéralisme", soit la faute est dûe au système américain par excellence, ou, directement ou non, aux États-Unis.

Ceux qui se moquent des embargos que Washington impose sur l'Irak et Cuba ne réchignent pas à mettre au ban ces véritables menaces que constituent Berlusconi et Jörg Haider. Alors qu'on s'auto-félicitait d'avoir empêché le premier ministre italien de se rendre au Salon du Livre de Paris, le ministère de la culture ne voyait aucune objection à envoyer des représentants au salon du livre de la Havane. Ceux qui se congratulent des deux millions d'Italiens qui manifestent dans les rues semblent rarement se poser la question si de telles manifestations sont possibles à Cuba. (Et verrons-nous plus qu'une poignée de manifestations en 2004 lorsque la Chine sera l'invitée du jour? On peut se permettre d'en douter.)

Ah, me répond-t'on avec empressement, mais Berlusconi et Haider constituent des vrais dangers. Tiens. Que ne croit-on que les Américains disaient, et disent, de l'ex-URSS, de Fidel Castro, et du "cher camarade"? Alors voyons si j'ai bien retenu la leçon : quand les Américains évoquent des menaces, c'est dû à leur paranoïa et leur manque de maturité ; et quand les Européens font état de dangers, c'est du à leur perspicacité et leur sagesse. On avouera que cette vision du monde peut paraître quelque peu intéressé pour le camp européen.

Et l'on me taxera d'être naïf si l'on veut (c'est tellement plus facile que d'avoir une discussion sur le fond), mais j'ai l'impression que Staline, Saddam Hussein, et Ben Laden constituent, ou ont constitué, des dangers autrement plus graves que Walt Disney, Bill Gates, Jean-Marie Messier, et même, au risque de vous choquer, George W Bush.

On accuse les Américains de déshumaniser l'adversaire. Mais se souvient-on de la réaction de plusieurs Français après les attaques du 11 septembre : ils se plaignaient que les médias consacrent tant d'espace et de temps d'antenne à la tragédie de Manhattan. Leur message sous-jacent n'était-il pas "Comment peut-on se permettre de montrer les Américains comme des êtres humains sous un beau jour alors que tout le monde sait à quels points eux, et leur politique, sont repréhensibles?" et "Comment avez-vous pu tomber aussi bas?" c'est-à-dire au niveau des Américains.

Et quand une grande partie de l'opinion accepte l'hypothèse conspiratrice qu'aucun avion ne s'est abattu sur le Pentagone (Intelligence Online a révélé que ni Thierry Meyssan ni aucune des membres du "panel de fins limiers" n'ont pris la peine de visiter les Etats-Unis pour leur "enquête" sur "l'effroyable complot"), n'est-ce pas que pour elle, le peuple américain — ou leurs dirigeants, si vous préférez — remplissent le stéréotype de l'ennemi d'autrefois (juifs, Chinois, etc), c'est-à-dire des êtres tellement inhumains et monstrueux qu'ils dévoraient leurs propres enfants?

Dans ce monde du Bien/Mal européen aujourd'hui, tout ce fait Washington est condamnable et tout ce qui est capitaliste est répugnant et rien de ce qui peut être décrit comme la réaction ne vaut la peine d'être gardée (trois entités formant un axe du mal européen, si l'on veut, comme je l'ai déjà écrit). Tout ce qui se fait en-dehors, par contre, est admirable ou tout du moins excusable : que ce soit les milliers ou millions de morts causés par un dictateur communiste, ou les terroristes qui envoient des avions de ligne dans les tours du World Trade Center, on répond : "l'idée, l'idéologie, étaient bonnes" ou "il faut les comprendre".

Or, l'on voudra bien m'excuser de ne pas montrer plus d'admiration pour les militants anti-américains, et anti-globalistes, et anti-capitalistes, mais leurs prétendus souffrances aux mains des entités démoniaques que seraient Coca-Cola, McDonald's, Disneyland, Nike, Bill Gates, et autres "world companies" ne réveillent pas en moi une quantité intarissable de compassion.

Taxez-moi de naïf autant que vous le voulez, mais à tout prendre, je préfère la vision du bien et du mal américain qu'à son équivalent européen, qui, par prétention d'être objectif, n'avoue pas ce qu'elle est. Cette première me semble à la fois plus juste et plus honnête.


© Erik Svane

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