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La Bannière Étalée

Le 7 décembre 2005, jour de l'anniversaire de Pearl Harbour, mon livre est sorti. Il s'intitule La bannière étalée, le préface est de Guy Millière, et il est disponible sur Amazon.fr.

Voici un extrait du chapitre 3:

Une semaine avant Noël 2003, Alain Hertoghe était licensié. Ce rédacteur du journal La Croix avait eu le malheur d'écrire un livre sur la guerre en Irak qui critiquait la presse française pour avoir oublié "les règles les plus élémentaires du journalisme".

En outre, le livre se permettait de remettre en cause les choix du "camp de la paix", de refuser de donner une vision apocalyptique de l'invasion américaine, et même de présenter une image, sinon positive, du moins neutre des choix de George W Bush.

Mais l'impardonnable, c'est que, dans ce livre — où, preuves à l'appui, Hertoghe a "décrypté la façon dont cinq quotidiens français (Le Monde, Libération, Le Figaro, La Croix et Ouest-France) ont couvert la guerre d'Irak" —, il s'est permis de prendre une position critique des médias français. Le rédacteur ose prétendre que l'état d'esprit "qui règne dans les rédactions au moment de couvrir le conflit (…) va provoquer un dérapage journalistique collectif à la mesure du climat passionel qui a régné autour de la crise irakienne".

Du coup, le livre, La Guerre à Outrances : Comment la presse nous a désinformé sur l'Irak, se verra ostracisé. À part deux ou trois lignes dans quelques quotidiens, il sera complètement ignoré des journaux : aucun commentaire, aucune défense, aucune chronique, aucun compte rendu, rien. Rien, sinon le silence. Pour le gros du public, l'existence du livre de Hertoghe passera inaperçue… Quant au journaliste, il sera mis à la porte…

Les livres d'une certaine tendance ne sont pas seuls à être ignorés dans les médias français. En mars 2004, pour marquer le premier anniversaire du début de la guerre, la BBC fit un sondage en Irak. Il s'avérait que sur plus de 2500 personnes interrogées, seuls 17% pensaient que la vie allait un peu plus mal ou beaucoup plus mal qu'un an auparavant, alors que 56% pensaient que leur vie s'était amélioré. Quand on leur a demandé comment ils voyaient leur vie d'ici un an, moins de 7% ont répondu qu'ils pensaient que la vie irait moins bien qu'à l'époque, alors que 71% ont répondu que la vie irait mieux, avec une majorité de gens répondant que la vie irait "nettement mieux". Les avis étaient partagés presque à égalité sur la question de savoir si les forces de la coalition avaient humilié l'Irak ou avaient libéré le pays (41,2% à 41,8%) mais par contre, et quoi qu'il en soit, seule une infime minorité (15%) souhaitait le départ des troupes de la coalition. En ce qui concerne la situation de sécurité, moins de 27% ont dit qu'elle s'était empirée depuis la fin de la guerre, alors que presque 54% (plus du double) pensaient qu'elle s'était améliorée.

Dans un sondage de janvier 2005, il s’avèra que 88% des Irakiens interrogés par le journal Sabah soutiennent l'action militaire contre les "insurgents" qui terrorisent le pays. Cela cadre avec le sondage d'un rival, Al Midhar, dans lequel moins de 13% des Irakiens souhaitent le départ immédiat des troupes étrangères. Dans des sondages effectueés par des universités irakiennes pendant l'automne 2005, les Irakiens ne montraient que de l'optimisme. Deux tiers d'entre eux dirent que leur vie allait mieux maintenant que sous Saddam, et pas moins de 82% sont confiants que leur vie ira encore mieux d'ici un an qu'aujourd'hui.

(Ces résultats font echo à ceux en Afghanistan, notamment le sondage de la BBC en octobre 2005, selon lequel il s'avérait que presque 77% pensaient que leur pays était sur la bonne voie, 87% disaient que le renversement américain des Taliban était une bonne chose pour le pays, et que 83% ont exprimé une opinion favorable des États-Unis.)

Des sondages de ce type n'ont quasiment pas eu de retombées dans le pays où l'on insiste systématiquement sur "l'humiliation" des Irakiens et les “massacres” des innocents, sur "le chaos" et "l'insécurité" qui "règnent" en Irak, et sur la nécessité de faire un transfert rapide du pouvoir aux Irakiens ; et cela dans les médias qui n'aiment rien de moins que de publier des sondages montrant comment une majorité de Français, d'Espagnols, de Britanniques, d'Arabes, etc, sont, ou seraient, contre la guerre (et donc contre la politique de Washington). Il semblerait que l'opinion des Irakiens (les premiers concernés par le conflit, après tout), du moment qu'ils ne partagent pas l'anti-américanisme ambiant des Français, ne soit pas d'une grande importance pour les rédacteurs dans l'Hexagone.

Ce dont les journaux ne parlent pas (ou peu) :
"La politique de la France reste
très vivement critiquée par les Irakiens"

Convaincus de la justesse de la position de leurs leaders, de leur société, de leur humanisme et de leurs valeurs républicaines, les Français doivent penser que leur position suscite, ipso facto, l'admiration du monde entier et, avant tout dans la situation irakienne, des Irakiens. C'est ignorer l'absence de voix irakiennes dans les diatribes anti-américaines que publient les journaux français (absence qui, en soi-même, devrait faire figure de nouvelle) qui leur préfèrent les appels aux sentiments et les expressions chargées d’émotion ("l'humiliation", les “massacres”, "le chaos", "l'insécurité", etc).

Précisément, deux ou trois jours à peine après la publication (sauf en France) du sondage de la BBC qu'il avait allègrement ignoré, Le Monde publiait un article d'un intérêt capital. Le papier de Rémy Ourdan se trouvait côte à côte avec une interview de Dominique de Villepin, dans laquelle le ministre des affaires étrangères d'alors décrivait "un échec complet de l'engagement américain en Irak". Or, l'article de Rémy Ourdan, lui, était intitulé La politique de la France reste très vivement critiquée par les Irakiens. Et à l'envoyé spécial à Bagdad de commencer ainsi :

Il est presque impossible, hormis chez les responsables baasistes déchus, de trouver quelqu'un qui soutienne la position de Paris dans la crise … Contrairement à ce que croient souvent les Européens, le fait d'être opposé à l'occupation américaine ne fait absolument pas monter la cote de popularité de l'Europe, ou de tel ou tel pays, en Irak.

"Les Européens, et les Français en particulier, ne déterminent leur position qu'en fonction de Washington", déclara Fakhri Karim, directeur du journal Al-Mada. "Ils ne tiennent aucun compte de l'Irak et de ses habitants." Une opinion partagée par tous les Irakiens interviewés par Rémy Ourdan, dont certains ajoutent que la position "pacifiste" de la France et des autres membres du camp de la paix (ceux, donc, qui accusent les Américains d'être hypocrites et mensongers et d'avoir fait une guerre uniquement pour s'approprier le pétrole et les richesses irakiennes) s'explique par le fait qu'ils étaient les amis et recevaient "des cadeaux de Saddam." À Rémy Ourdan de conclure que "beaucoup d'Irakiens ont (…) la conviction qu'il existait un lien spécial entre Paris et le Bagdad de Saddam Hussein."

La présence de cet article est capitale, puisque il semble démentir, de façon plutôt extensive, tant la position de l'Élysée et du Quai d'Orsay que celle des médias français. Mais ce qui est significatif dans cet article, c'est précisément qu'on ne verra plus beaucoup d'articles de cet ordre. Il semble faire preuve de ce qu'on appelle dans la profession les potiches (tokens), des textes (cela peut aussi être des papiers ou des courriers des lecteurs, par exemple) avec des points de vue divergents ou carrément opposés dont la présence est censée donner l'illusion qu'il existe au sein du journal un souci d'objectivité et une volonté de débat et de présenter tous les points de vue, mais qui, par leur rareté même (ou parce qu'ils ne sont pas mis en évidence), donnent tout leur sens à la notion de censure ou d'auto-censure.

"Le triple prisme partisan —
diaboliser l'administration Bush,
adhérer à la ligne du couple Chirac-Villepin
et communier avec les opinions publiques anti-guerre"

Un autre exemple de texte potiche parait dans Le Monde à la fin du mois de mars. Intitulé La question de l'armement de l'Irak n'est pas tranché, il concerne cinq experts qui affirment que non, on ne peut pas affirmer avec certitude que les ADM n'existent pas. Or, si on admet ouvertement que le fait de ne pas avoir trouvé d'armes de destruction massive en Irak ne signifie aucunement que Saddam Hussein ne les a pas possédées (et comme le disent certains de ces experts, que dans un pays de la taille de l'Irak, on aurait facilement pu les cacher), le quotidien de référence ne peut plus très bien se permettre de continuer à traiter George Bush et Tony Blair sans répit de menteurs. Et alors, il faudrait songer à mettre un terme à la campagne acharnée qui comprend l'utilisation d'expressions inspirées tant de la Bible que du système stalinien ("mensonge originel", "mensonge d'état", etc). L'article de Mouna Naïm, qu'on aurait pu croire méritait un emplacement sur, ou près de, la Une, sera donc soigneusement caché, sur la page Kiosque consacrée aux médias (puisque le contenu du papier concernait un article dans le trimestriel Politique étrangère), à la… page 32.

Alain Hertoghe semble donc avoir raison lorsqu'il parle d'un "triple prisme partisan — diaboliser l'administration Bush, adhérer à la ligne du couple Chirac-Villepin et communier avec les opinions publiques anti-guerre". Dans La Guerre à Outrances : Comment la presse nous a désinformé sur l'Irak, il poursuit :

Pendant toute la durée du conflit, les journaux s'efforcent (…) de démontrer que l'argumentaire de la France reste le seul raisonnable, que l'avenir le prouvera et que sa stature internationale sortira grandie de la crise. De ce fait, le couple Chirac-Villepin ne représente plus une ligne diplomatique face à une autre, dans un débat où les torts peuvent être pesés par les journalistes, où sont analysées des visions du monde différentes, métissées d'intérêts nationaux divergents. (…) Que la presse quotidienne ait fait sienne, sans guère de nuances, la ligne diplomatique du couple Chirac-Villepin, c'était son droit, même si cela n'honore pas l'objectivité qu'elle révendique. En revanche, il est inacceptable que (…) elle mente par omission ou exagération, à la seule fin d'apporter de l'eau à son moulin.

Le cercle vicieux de la lutte anti-Bush,
et pourquoi cela relève de l'anti-américanisme

Lors d'un colloque de membres de la presse au Mémorial de Caen, toujours en mars 2004 (avec Jean-Marie Colombani du Monde et Walter Wells de l'International Herald Tribune, entre autres), je me levai pour leur demander publiquement ce qu'ils pensaient du livre de Hertoghe. Personne ne voulant répondre, Daniel Junqua, vice-président de Reporters Sans Frontières, décida enfin de prendre la parole ; il expliqua au public que le livre n'était autre qu'un "brûlot" partisan et que l'auteur n'avait pas été très amical envers ses collègues. (Cela, dans un colloque où l'on avait prétendu, quelques dizaines de minutes plus tôt, que dans le journalisme français, la vieille tradition du refus de critiquer ses collègues était heureusement "caduc".) Par la suite, Junqua me dit en privé qu'il ne pensait pas que la lutte anti-Bush n'était pas sans nécessité…

La lutte contre Bush n'est pas sans nécessité ? Sans doute pas, puisque cet homme — que dis-je, ce monstre ! — serait tellement machiavélique. Sauf que, si l'on occulte certaines informations, et que l'on met en avant d'autres, l'on tombe dans un cercle vicieux, où l'on s'attaque aux Ricains (ou à leurs dirigeants), avec justesse semble-t'il (puisque c'est à cause des infamies, ou des absurdités, que l'on sait sur eux), mais où ce que l'on sait sur eux sera foncièrement négatif parce que — justement — on a systématiquement censuré les nouvelles en occultant certaines infos et opinions (celles des Irakiens qui déclarent que la guerre était bien une guerre de libération, par exemple, et qui témoignent que, oui, il est tout à fait possible d'imposer la démocratie à coups de bombes) et en soulignant d'autres (toutes celles qui donnent une vision machiavélique de Bush et son administration). D'où une raison de plus de… s'attaquer aux Yankees, de lutter contre Bush, et de… faire une censure soigneuse des infos (en faisant appel aux sentiments et en utilisant des expressions chargées d’émotion) ! Alain Hertoghe et moi, sommes-nous seuls à entrevoir un dérapage journalistique collectif là-dedans ?

Par ailleurs, le vice-président de Reporters Sans Frontières (!) n'a-t'il jamais entendu la théorie selon laquelle la responsabilité principale des médias, c'est de rapporter les informations, et non de les censurer, de les influencer, ou même de les commenter ? Pour ne citer qu'un exemple de ce point de vue partisan, nous avons vu, à l’automne 2004, comment il a contribué à ce que moult commentateurs français, tout en se frottant les mains, avaient prédit (Guy Millière est l’une des rares exceptions à avoir gardé son sang-froid) que les élections présidentielles seraient gagnées, haut la main, par John Kerry.

D'un point de vue plus général, nous allons voir comment la lutte anti-Bush s'intégre, contrairement à ce qu'on proteste, dans l'anti-américanisme ambiant. La lutte contre les ogres de Washington nourrit l'anti-américanisme et s'en retrouve, à son tour, nourrie. Et quand ceux qui ont grandi dans une société, qui se définit par rapport à son opposition à Washington, se retrouvent journalistes, ils pensent rarement à remettre cet anti-américanisme en question ; et si, comme Alain Hertoghe, ils essaient de le remettre en question, ils se retrouvent vite remis à leur place …ou mis à la porte.

On ne s’étonnera donc pas que dans une telle société, les supporters de la guerre pour renverser Saddam, voire les supporters de Bush lui-même, de l’Amérique, ou du capitalisme — journalistes ou simples citoyens — ne se sentent absolument pas libres de s’exprimer ou alors ils en ressentent les conséquences amères. Alors qu'il ressort régulièrement comme la personnalité du PS la plus populaire dans les sondages, Bernard Kouchner a été complètement marginalisé par son parti parce qu'il a osé se prononcer en faveur du départ de Saddam Hussein (l'ancien président de Médecins sans Frontières et de Médecins du Monde — qui fréquentait "les bombes et les fosses communes de Saddam Hussein depuis 1974" et qui s'y connait donc peut-être un peu plus en "chaos", en "tragédies", et en "massacres" que les experts auto-proclamés en droits de l'homme — a depuis écrit la préface du Livre Noir de Saddam Hussein). L’un des rares intellectuels (avec André Glucksmann, Ivan Rioufol, Yves Roucaute, Maurice G Dantec, et Romain Goupil, entre autres) à avoir ouvertement soutenu la guerre, Pascal Bruckner, racontera plus tard ce que lui coûta sa franchise dans le pays cartésien, dans le pays vantant l'ouverture, le dialogue, le respect, et la tolérance.

J’ai connu les insultes dans la rue, les menaces téléphoniques. Mes copains beurs qui me disaient : “Tu es tombé sur la tête” … Ceux de la revue Esprit m’ont lâché … Je me suis senti très seul.

Il est flagrant qu'on ne peut trouver aucun bon côté à la politique de George W Bush, et si, par hasard, on peut lui trouver un côté positif, il doit aussitôt être qualifié par un point de vue cynique. On ne peut parler calmement de la politique américaine sans que l'on vous demande, horrifié, "Est-ce que vous êtes pro-Bush ?"

Pour ceux qui prétendent qu'il n'est aucunement question ici d'anti-américanisme, il est tout aussi flagrant que l'on ne vous demande jamais (avec horreur ou de toute autre façon) si vous êtes pro-Merkel, pro-Poutine, pro-Hou (le président chinois), pro-Mugabe, ou encore pro-Saddam. De même, il est flagrant que l'on ne se pose jamais la question (pas de façon durable, en tout cas) si l'on est, ou si l'on peut être perçu comme, le vassal des Allemands, des Russes, des Chinois, des Vénézuéliens, des pays arabes, ou des Irakiens (sous Saddam). Des commentaires populaires comme “au moins, Chirac a eu les couilles de s’opposer à Bush” n’existent pour aucun autre pays, pour aucun autre peuple, pour aucun autre dirigeant. À tous ces pays, à tous ces peuples, à tous ces dirigeants, on ne leur fait pas plus savoir — contrairement aux Américains — que les bons amis n'exigent pas d’être suivis aveuglément. (Quel besoin de ce faire puisque l’idée de s’opposer à un des ces pays — ou à son dirigeant — ne se pose même pas ?!)

Ainsi, bien peu de gens songent à émettre la moindre protestation quand, en mai 2005, on apprend que la position de la France vis-à-vis de Moscou consisterait à (continuer de) “ménager les sensibilités officielles russes” (et à Chirac de délivrer un satisfecit au régime de Poutine qui mène, selon lui, des réformes “positives”). À vrai dire, l’idée ne leur est même pas entré dans la tête ! Il n’y pas eu beaucoup plus de protestations quand Paris, pour ménager les sensibilités officielles chinoises, a illuminé la Tour Eiffel en rouge, a refusé d'inviter le Prix Nobel Gao Xingjian au Salon du Livre 2004, et a interdit les manifestations lors de la visite du premier ministre chinois (Wen Jiabao) en décembre 2005. Sept mois plus tard, à Paris en juillet 2006, on ménageait les sensibilités officielles iraniennes en interdisant à une organisation iranienne d'opposition de manifester contre le régime des Mollahs à Téhéran. Ne parlons même pas du manque d'indignation (pour ne pas parler, tout simplement, du manque d'intérêt général) quand les chefs d'État (Chirac et Schröder) de ces pacifistes patentés que sont les Européens ont essayé de reprendre la vente des armes à Pékin…

Si, par contre, quelqu’un devait évoquer l’idée de “ménager les sensibilités” américaines — officielles ou autres (par exemple, ce serait aux GIs et non aux soldats européens de partir au combat aux côtés des Taïwanais si jamais l'armée populaire envahissait Taïwan) —, sa proposition serait accueillie par la colère, le mépris, et les ricanements ; en ce qui concerne les symboles américains (et pas ceux de régimes totalitaires), il a suffi que les élus français se rendent dans leur cafétéria (fermée aux yeux du public, donc) et y trouvent des morceaux de sucre enveloppés dans du papier arborant l’un ou l’autre des drapeaux des 50 États formant l’Union américaine pour qu’éclate le scandale, et ce, chez les élus de tout bord.

Dans le monde de l'auto-censure, les Américains ne sont pas les seuls à être caricaturés. Tous leurs alliés, traditionnels ou temporaires, sont dépeints de façon tout aussi grotesque. Alain Hertoghe évoque "l'obsession négative qu'inspirent à la presse française le président américain et, par extension, le premier ministre britannique". Tant dans les rédactions des médias et les couloirs du pouvoir que dans les salons des Français, on parle de caniche pour Tony Blair et le petit télégraphiste de Bush pour José Maria Aznar tandis qu'on intime aux gens pas très bien élévés (les Européens de l'Est) de se taire. C'est ce que Jean-François Revel appelle "le charmant vocabulaire politique français" en ajoutant que "c'est la façon délicieuse dont nous méprisons les autres membres de l'Union européenne". (Par contraste, les pays qui s'allient à la France se retrouvent ipso facto, comme elle, dans le rôle des héroïques pourfendeurs de dragons.)

L'on notera que Tony Blair ne suit pas les positions des Américains sur le système de défense de missiles de Bush, sur la cour de justice internationale, ou sur la peine de mort — il leur est même diamétralement opposé —, mais quoi ! il suffit qu'il se place dans le camp de Washington dans une seule affaire, et le voilà traité de caniche. Apparemment, il est impossible qu'un "Rosbif" ait pu utiliser de sa matière cérébrale et qu'il (ou qu’elle !) ait tout simplement pu décider, à tort ou à raison, que dans un cas précis (majeur ou mineur), c'est Washington qui avait raison.

Il est flagrant que dans le pays de Descartes, où l’on aime citer Voltaire («je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire librement») et où l’on aime s'insurger contre les gens simplistes, il y a bien peu de débat et de nuances : l'Amérique est une fausse démocratie, Deubeliou est une horreur, et ses alliés sont des caniches, tandis que les "défauts" français (quand on admet qu'il puisse y en avoir) doivent être minimisés, relativisés, justifiés, excusés, absous.

Pour nombre de gens, d'ailleurs, la réaction doit être immédiate : "Aux States, la situation est pire ou aussi mauvaise". C'est un réflexe associé à l'automatisme quasi-pavlovien que Jean-François Revel décrit comme "l'habituelle bordée de ricanements apitoyés et réprobateurs". J'ai eu l'occasion d'évoquer tant l'article de Rémy Ourdan que des photos des charniers de Saddam Hussein à Abou Ghraib (bien moins diffusées que celles de l'abus des prisonniers par une poignée de soldats américains, ce qui dément quelque peu, si besoin s'en fallait, que toute la presse américaine suit George W Bush au pas d'oie). Et la réaction, instantanée, a effectivement été que les avis de ces Irakiens n'étaient d'aucune d'importance et qu'il ne faut surtout pas s'émouvoir (pas trop, en tout cas) devant l'image d'un père qui a retrouvé les restes de son fils assassiné, et qui pose un baiser sur son crâne jauni… Mais pour aussitôt, dans le même souffle (et là, avec un ton de colère dans la voix), s'insurger devant les "crimes" de Guantánamo et d'Abou Ghraib (sous contrôle américain) ou devant le procès ouvert contre Saddam en octobre 2005, et cracher, moitié avec colère, moitié avec satisfaction, que "tout le monde" est contre les Américains. Il est vrai que le combat français contre les impérialistes yankees dure depuis de nombreuses décennies…



© Erik Svane

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